Dans un avis n°20224541 en date du 8 septembre 2022, la CADA s’est prononcée sur le caractère communicable d’enregistrements audiovisuels de tests comportementaux effectués sur des souris par des chercheurs du Neurocentre Magendie, unité mixte de recherche placée sous la tutelle de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM).
Elle a considéré que ces documents issus de la recherche scientifique « ne se bornent pas à exposer un contenu scientifique brut mais sont marqués par la personnalité de leurs auteurs, en ce qu’ils traduisent l’originalité des choix méthodologiques qu’ils ont opérés, ainsi que l’analyse personnelle particulière qu’ils ont menée pour les besoins de cette étude. » Elle en a déduit que ces documents présentaient le caractère d’une œuvre de l’esprit et que leur communication était soumise au consentement de leurs auteurs.
Cet avis constitue une précision supplémentaire sur le régime de communication applicable aux documents administratifs, qui ne cesse d’être précisé (cf. par exemple la décision n°456014 en date du8 février 2023, par laquelle le Conseil d’État est venu préciser les conditions dans lesquelles le registre de contention et d’isolement d’un centre hospitalier pouvait être communiqué : voir notre article). Il donne d’importantes précisions lorsque sont en cause des documents à caractère scientifique comme ceux qui sont produits par des chercheurs.
I. L’enjeu de la protection des recherches publiques
Les enjeux dépassent le cas soumis à la CADA, dont on peut indiquer tout de suite qu’elle a émis un avis défavorable à la demande du fait « du refus des agents concernés ».
Le Neurocentre Magendie est une unité de recherche placée sous la tutelle de l’INSERM, qui est un établissement public national à caractère scientifique et technologique.
Au cas d’espèce, le demandeur sollicitait la communication « des vidéos de sessions de tests comportementaux (peur contextuelle, labyrinthe surélevé, nage forcée, champ ouvert, etc.) réalisées dans le cadre des recherches relatées dans l’article scientifique sur l’augmentation des comportements anxieux chez les souris ».
Le problème posé à la CADA conduisait à analyser le caractère communicable des documents demandés au regard des dispositions du code des relations entre le public et l’administration mais aussi au regard des règles qui protègent les œuvres de l’esprit.
Implicitement, cette affaire soulève la question du caractère communicable de documents issus de la recherche scientifique publique, qui sont le fruit d’investissements coûteux, au bénéfice de tiers qui, potentiellement, pourraient en exploiter les informations pour en faire un usage commercial.
II. Les recherches scientifiques, un document administratif comme un autre ?
La CADA commence par qualifier les enregistrements audiovisuels de documents administratifs. L’article L. 300-2 du CRPA définit les documents administratifs comme « les documents produits ou reçus, dans le cadre de leur mission de service public, par l’État, les collectivités territoriales ainsi que par les autres personnes de droit public ou les personnes de droit privé chargées d’une telle mission. »
Ce caractère administratif ne fait guère de doute.
Les enregistrements audiovisuels ont été produits dans le cadre d’une mission de service public, par des agents publics du Neurocentre Magendie, unité mixte de recherche placée sous tutelle de l’INSERM, établissement public national à caractère scientifique et technologique.
III. Les recherches scientifiques, une œuvre de l’esprit protégée ?
Plus complexe est le point de savoir s’ils sont susceptibles d’être qualifiés d’ « œuvre de l’esprit ».
Cette qualification se caractérise par deux éléments : elle doit être tangible c’est-à-dire être fixée sur un support et elle doit être originale.1 Le critère de l’originalité fait l’objet d’une appréciation par le juge.
1. Un caractère scientifique a priori incompatible avec la qualification d’œuvre de l’esprit
Il apparaît que les œuvres scientifiques se prêtent a priori mal à l’obtention de la qualification d’œuvre de l’esprit.
L’avis de la CADA le rappelle en relevant que « dans la jurisprudence judiciaire, les œuvres scientifiques sont rarement qualifiées d’originales ». Se référant à un arrêt de la Cour d’appel de Riom, l’avis observent encore que lorsque les œuvres qui expriment « des définitions considérées comme l’expression exacte d’une réalité scientifique commune » (CA Riom, 27 juillet 2004, n°02/1309) ne peuvent pas être qualifiées d’originales.
Le caractère original est plus précisément apprécié par la CADA au regard de « l’empreinte, le style, la personnalité de leur auteur, ou encore l’apport ou l’effort intellectuel de ce dernier » (Avis CADA, n° 20185133, du 6 décembre 2018), par référence à la jurisprudence judiciaire. Concrètement, la jurisprudence judiciaire, dont s’inspire logiquement la CADA, apprécie l’originalité à partir du caractère nouveau (Cass. com., 23 mars 1965 n°61-10. 706) ou de l’apport intellectuel du document (Cass. civ. 1re, 2 mai 1989, n°87-17.657).
2. Une démarche scientifique suffisamment originale pour emporter la qualification d’œuvre de l’esprit
La CADA reprend cette jurisprudence en rappelant que le comité d’éthique du CNRS définit la création scientifique en insistant sur son caractère nouveau : il le définit comme « le fait de développer de manière originale des idées, des méthodes ou des dispositifs, d’effectuer de nouvelles observations, de produire des résultats nouveaux ou inattendus, ou bien de contribuer à définir ou réorganiser un champ de recherches ».
La CADA en déduit que les enregistrements audiovisuels demandés présentent les caractéristiques d’une œuvre de l’esprit car ils « procèdent d’une démarche intellectuelle particulière et originale » et que les « situations filmées ont été provoquées pour la nécessité de l’étude ». La commission en déduit que ces documents « ne se bornent pas à exposer un contenu scientifique brut mais sont marqués par la personnalité de leurs auteurs, en ce qu’ils traduisent l’originalité des choix méthodologiques qu’ils ont opérés, ainsi que l’analyse personnelle particulière qu’ils ont menée pour les besoins de cette étude ».
La qualification d’œuvre de l’esprit emporte la protection d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous (article L 111-1 du CPI), en conséquence l’article L 121-2 du CPI selon lequel « l’auteur a seul le droit de divulguer son œuvre » s’applique.
IV.- Une articulation claire entre les deux régimes de document administratif et d’oeuvre de l’esprit
Les enregistrements audiovisuels cumulent donc deux qualités : ils sont à la fois des documents administratifs mais sont également des œuvres de l’esprit faisant l’objet d’un droit de propriété exclusif.
L’article L 311-4 du CRPA n’ignore évidemment pas l’articulation de ces deux régimes en prévoyant que « les documents administratifs sont communiqués ou publiés sous réserve des droits de propriété littéraire et artistique ». Il n’y a donc pas de prévalence de principe du droit à la communication des documents administratifs sur la législation relative aux droits de propriété littéraire et artistique.
L’article L 111-1 du CPI prévoit qu’« il n’est pas non plus dérogé à la jouissance de ce même droit [de propriété exclusif] lorsque l’auteur de l’œuvre de l’esprit est un agent de l’État, d’une collectivité territoriale, d’un établissement public à caractère administratif, d’une autorité administrative indépendante dotée de la personnalité morale, de la Banque de France, de l’Institut de France, de l’Académie française, de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, de l’Académie des sciences, de l’Académie des beaux-arts ou de l’Académie des sciences morales et politique ».
Selon la CADA, les enregistrements audiovisuels sont donc – malgré leur caractère administratif – soumis au code de la propriété intellectuelle et appartiennent à leur auteur.
V. Perspectives : quelle protection pour les documents administratifs issus de la recherche publique ?
Cet avis n’épuise cependant pas le sujet de la communication de documents administratifs issus de la recherche scientifique publique.
De nombreuses questions restent à trancher.
En effet, les enregistrements auxquels le demandeur souhaite accéder contiennent certes des informations publiées dans un article scientifique (article non communicable car déjà publié) mais la divulgation des enregistrements en eux-mêmes revient – d’après la CADA – à leur auteur.
Ces enregistrements contiennent des informations supplémentaires à celles retracées dans l’article mais échappent a priori au contrôle de l’administration.
Se pose alors la question de savoir dans quelle mesure l’administration, qui finance ces recherches, pourrait s’opposer à la communication de ces documents malgré l’accord de son auteur agent public (ce qui n’est pas la configuration du cas d’espèce l’agent ayant refusé la communication).
En effet, à supposer que l’accord de l’agent à la communication soit obtenu, l’administration dispose-t-elle de la faculté de s’opposer malgré tout à la demande ?
La réserve de non-communication concernant les « secrets protégés par la loi » (article L. 311-5 du CRPA), le « secret des affaires » et, en particulier le « secret des procédés », ne devait-elle pas s’appliquer au cas d’espèce, avant même de s’interroger sur les droits de l’agent sur le document, s’agissant de vidéos réalisées par des chercheurs en vue de la publication d’un article ?
Car en dévoilant ces vidéos, il pourrait être soutenu que le procédé sous-jacent est révélé, au préjudice du Neurocentre Magendie et de ses chercheurs.
En définitive, la solution retenue par la CADA laisse en suspens de nombreuses interrogations, avec un enjeu majeur : la législation relative à la communication des documents administratifs, bienvenue à bien des égards tant elle participe à la transparence de l’action de l’administration, ne devient-elle pas un moyen, pour des tiers, de profiter gratuitement d’un patrimoine immatériel public (ici, des recherches scientifiques) ?
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